Les constructions hypothétiques non marquées

 > Page pers.     G. Corminboeuf
(09-2017)

Pour citer cette notice :
Corminboeuf (G.), 2017, « Les constructions hypothétiques non marquées », in Encyclopédie Grammaticale du Français,
en ligne : encyclogram.fr

 


1. DÉCOUPAGE DU DOMAINE



1.1. Définition et délimitation.

Le champ [de la condition] est plutôt large et varié : il mobilise quelques trente constructions différentes, particulièrement hétéroclites du point de vue de leur constitution. (de Vogüé 2001 : 9)

On appelle généralement hypothétiques (ou conditionnelles) les constructions qui présentent un phénomène d’ouverture d’un cadre fictif, le prototype étant une classe de constructions en si comme (1) :

(1)  tu sais par exemple si t’habites au rez-de-chaussée + tu peux faire une petite pente en bois et ton chat comme ça il peut sortir (oral, Ofrom)

Quand il est question de « condition » ou d’« hypothèse », ce sont les constructions en si qui viennent immédiatement à l’esprit. Et encore, celles qui sont supposées prototypiques comme (1) – c’est-à-dire où l’élément si-P est détaché à gauche, avec une interprétation non factuelle et non méta-énonciative. La délimitation du champ se révèle délicate, puisqu’il s’agit d’une notion sémantico-pragmatique. Du prototype en direction des marges du phénomène, il est souvent postulé divers gradients d’hypothéticalité. Par exemple, pour les hypothétiques non marquées – i.e. où la valeur hypothétique est à reconstruire par inférence –, l’appartenance au domaine de l’hypothèse se fait sur la base d’une paraphrase, un critère peu fiable.

À l’intérieur de chaque sous-classe de constructions à interprétation hypothétique, il y a une diversité considérable de structures. Voici un aperçu de l’extension des constructions à interprétation hypothétique, décliné en trois grandes classes de phénomènes :

• Les constructions en {si-P, Q} et {Q si-P}. [Notice]

(2)  Vous vous rappelez que, avant-hier, sur le Schlangenberg, je vous ai chuchoté, alors que vous m’aviez lancé un défi : un mot de vous et je me jette dans cet abîme. Si vous aviez prononcé ce mot, je me serais jeté en bas. (Dostoïevski, Le joueur)

Dans (2), la structure si P, Q est précédée d’une hypothétique non marquée : un mot de vous et je me jette dans cet abîme. Les membres de cette hypothétique non marquée ne sont pas réversibles (*Je me jette dans cette abîme un mot de vous). En revanche, la si-P peut être convertie en version Q si P (Je me serais jeté en bas si vous aviez prononcé ce mot).

• Des constructions qui comportent une locution qui prend, ou qui est susceptible de prendre une valeur hypothétique. Voici une liste des lexies concernées :

{au cas où, dans le cas où, au cas que, dans la mesure où, dans l’hypothèse où, en admettant que, en supposant que, à supposer que, une supposition que, à (la) condition que, sous condition que, pour (un) peu que, pour autant que, moyennant que, du moment que, dès l’instant que, imaginons que, sous réserve que, des fois que, pourvu que, (tout d’)un coup que, il suffit que, si tant est que, si ce n’est, sauf si…}

• Les hypothétiques « non marquées », c’est-à-dire sans le morphème si ou une autre lexie à valeur hypothétique. On peut distinguer cinq grandes classes de constructions (en français « de référence ») :

(i) Les constructions qui contiennent un SN (généralement) indéfini dans le membre frontal :

(3)  Avec des gestes savamment mesurés, l’homme déboucha une fiole minuscule et la présenta à l’odorat d’une cliente debout sur le seuil de sa boutique.

- Une seule goutte de ce parfum et les hommes mourront pour toi, dit-il. (Cossery, Mendiants et orgueilleux)

(ii) Les constructions avec comme terme frontal une que-P au subjonctif :

(4)  Qu’une butte trop pentue se présente, qu’un champ par trop marécageux se dérobe sous les roues, immédiatement on intervertit les rôles. C’est l’homme qui colle alors le mieux à la réalité du terrain, c’est l’homme qui passe à l’état de boue, qui porte, dessous, pendant que le vélo se repose sur les épaules. (presse écrite, à propos de cyclo-cross)

(iii) Les constructions où le terme frontal est de forme assertive :

(5)  je lui ai donné un millier de conseils va voir un psy va voir euh prends-toi en main fais quelque chose euh machin + et puis voilà c’est des conseils tu tu veux pas les suivre tu les suis pas (oral, Ofrom)

(iv) Les constructions avec un membre frontal à l’impératif :

(6)  Et en quoi cet homme mérite-t-il de mourir ? § Parce que la guerre lui appartient. Il l’a inventée, et tout ce qui arrive ou est sur le point d’arriver se trouve dans sa tête. Élimine cette tête, la guerre s’arrête. C’est aussi simple que ça. (Auster, Seul dans le noir)

(v) Les structures munies d’un terme frontal de forme « interrogative » :

(7)  (a) Voulez-vous tracer un caractère ? Prenez-le parmi ceux que vous connaissez. Voulez-vous peindre un portrait ? Choisissez-le autour de vous. (Albalat, Comment il ne faut pas écrire)

(b) En outre, il y avait foule ; mais eussé-je été seul, je crois que je serais parti sans jouer. (Dostoïevski, Le joueur)

On peut se demander si on aurait pas avantage à tenir ces cinq classes de structures comme autant d’actualisations distinctes d’un MÊME schème syntaxique (= une unique « construction » au sens des Grammaires de Constructions ; c’est plus ou moins l’hypothèse que formule Allaire 1982, cf. infra § 3.1.). Il faut cependant prendre en compte le fait que les hypothétiques inversées (7) fonctionnement assez différemment des autres sous-classes et que chaque structure a ses propres contraintes et conditions d’emploi. À ce titre, elles ne sont pas toujours interchangeables (infra, § 6.2.3.).

En dehors de ces trois grandes classes, le domaine de l’hypothèse comprend également quelques configurations résiduelles, par exemple certains proverbes (et assimilés), ou appositions (prédicats adjectivaux par exemple) :

(8)  (a) Heureux au jeu, malheureux en amour. (dicton)

(b) Frappeur un jour, frappeur toujours. (titre de presse écrite ; à propos de violences conjugales)

(9)  Sur sa figure, le caractère est peint. Rouge, il est courageux, blanc avec raie noire, il est traître, et on ne sait jusqu’à quel point ; s’il n’a qu’un peu de blanc sur le nez, c’est un personnage comique, etc. (Michaux, Un barbare en Asie)

(10)  Seul, j’étais foutu. (Voët, Massacre à la chaîne)

(11)  Moi président de la République, je ne serai(s) pas le chef de la majorité, je ne recevrai(s) pas les parlementaires de la majorité à l’Élysée. Moi président de la République, je ne traiterai(s) pas mon Premier ministre de collaborateur. (…) (F. Hollande, mai 2012)

Quant au mode conditionnel, il peut bien sûr établir un cadre hypothétique :

(12)  moi j’aurais été à la mairie de Quimper + j’aurais mis des cygnes des oies des canards sauvages comme ça existe dans beaucoup de villes + les gens ils seraient venus là ils ils auraient donné à manger aux bêtes ils auraient regardé ça c’est c’est magnifique + (oral, crfp, pro-qui-1)

(13)  il est donc : pratiquement impossible de sauter quelques passages euh: on perdrait énormément d’informations  (oral, radio ; à propos d’un roman)

(14)  Moi j’achèterais un bouquin parce que la couverture est jolie. (web)

À l’intérieur de chaque classe, il existe des phénomènes de variation qui ne pourront pas être évoqués ici.

Ce relevé sommaire des structures qui ressortissent au domaine de l’hypothèse montre que l’on tombe vite sur des difficultés qui ont trait à la complétude de l’inventaire : quels faits de bordure faut-il intégrer ? Toujours est-il qu’à disposition des sujets parlants, il y a un large éventail de possibilités pour exprimer une hypothèse.

Dans le cadre de cette notice, il ne sera question que des constructions hypothétiques non marquées (exemples 3 à 7, et 12).

Les faits de langue qui relèvent du champ de l’hypothèse soulèvent principalement deux problèmes :

1) D’une part, il y a une difficulté de description syntaxique : certaines de ces constructions – typiquement les si-constructions, et pour certains auteurs les exemples du type (7) – sont envisagées comme des complexes {P subordonnée + P principale}, alors que d’autres présentent une organisation macro-syntaxique et sont rapprochées des relations de coordination ou de corrélation.

2) D’autre part, d’un point de vue sémantique, on peut se demander ce qu’est une construction hypothétique. Un aspect de la complexité des cas de figure rencontrés est illustré par les ex. (15) :

(15)  (a) si le temps s’améliore + les conditions dans la face nord ne permettent toujours pas un assaut vers le sommet (oral tv, à propos d’alpinisme)

(b) ce qui est déterminant c’est la température + un degré de trop et c’est l’amende (oral tv, à propos d’un contrôle vétérinaire dans un supermarché)

Le spécimen (15a) comporte un indice de mise sous hypothèse (si), mais il semble s’interpréter comme la juxtaposition de deux faits avérés. Dans quelle mesure une « conditionnelle factuelle » de ce genre peut-elle intégrer le domaine de l’hypothèse ? Dans (15b), il n’y a pas de marqueur de condition, mais on construit aisément une interprétation hypothétique (au cas où il y a un degré de trop…). Dans les hypothétiques non marquées comme (15b), l’interprétation hypothétique est le résultat d’une inférence construite. L’interprétation hypothétique n’est donc bien sûr pas liée à la présence d’un « morphème hypothétique ».

Un autre problème de découpage du champ est que la distinction entre interprétation hypothétique et interprétation temporelle est délicate à établir, dans la mesure où il existe de nombreuses configurations indistinctes au plan sémantique. Il suffit de pouvoir interpréter la relation sous un aspect itératif pour admettre une glose avec quand ou lorsque :

(16)  plus tu avances plus tu te rends compte que chacun [i.e. de tes amis] a justement sa fonction + je veux dire il y a une nana qui te brise le cœur + euh c’est un que tu vas voir + tu brises le cœur d’une nana c’est un autre que tu vas voir + euh tu as besoin de cinq cents balles c’est un troisième + euh + tu as besoin qu’on j’en sais rien qu’on t’amène à l’hostio {sic} parce que tu t’es pété euh + genre un poumon euh la tête euh n’importe quoi ben tu vas voir encore un autre + (oral, Ofrom ; à propos du rôle des amis)

De même, une hypothétique inversée comme (7b) a une valeur à la fois concessive et conditionnelle.


1.2. Approches favorisées.

Les approches sémantico-pragmatiques se sont massivement penchées sur les « impératifs conditionnels » du type (6) (inter alia Bolinger 1977, van der Auwera 1986, Davies 1979, de Cornulier 1985a, Clark 1993, Franke 2005, Dargnat 2008).

Plus marginalement, on peut citer les travaux sur le changement linguistique (Leuschner 1998, 2006, Béguelin & Corminboeuf 2005, Van den Nest 2010), les recherches sur la corrélation (Allaire 1982, Borillo 2010), l’approche macro-syntaxique (Corminboeuf 2009), et la description des temps verbaux (notamment l’imparfait : Berthonneau & Kleiber 2003, 2006, Bres 2005 ; et le conditionnel : Borillo 2001).


1.3. Problème terminologique.

On parle de « non marquage » lorsqu’il y a, dans un enchaînement discursif, absence de connecteur pour signifier la relation sémantico-pragmatique. Pour l’expression de l’hypothèse, il y a non marquage de la relation dans les cas où la valeur hypothétique n’est pas marquée par si ou au cas où, mais qu’elle doit être reconstruite par inférence. « Non marquage » ne veut pas dire qu’il n’y a pas d’autres indices exploitables, comme par exemple une inversion de pronom clitique sujet ou des schémas lexicaux caractéristiques.

Les concepts d’hypothèse et de condition sont très polysémiques. La modalité hypothétique peut être définie comme un type de commentaire modal couplé à un fait – commentaire modal qui amalgamerait à la fois le degré d’engagement du locuteur et le domaine de validation dans lequel le fait en question est validé (pour plus de détails, voir Corminboeuf 2009).

 


2. RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES IMPORTANTES.


Sur le français :

Corminboeuf, G. (2009), L’expression de l’hypothèse en français. Entre hypotaxe et parataxe, Bruxelles, De Boeck-Duculot (coll. « Champs linguistiques »).

Sur l’anglais :

Dancygier B. & E. Sweetser (2006), « Coordinate constructions and conditional meaning », Mental Spaces in Grammar : Conditional constructions, Cambridge, CUP, 237-268.

Thumm M. (2000), « The Contextualization of Paratactic Conditionals », InList 20, 38p.
http://www.inlist.uni-bayreuth.de/issues/20/inlist20.pdf

Dans une perspective typologique :

Haiman J. (1983), « Paratactic if-clauses », Journal of pragmatics 7, 263-281.

 


3. ANALYSES DESCRIPTIVES.



3.1. Descriptions morphosyntaxiques.

3.1.1. Les structures non marquées n’ont fait qu’exceptionnellement l’objet d’études particulières. Les nomenclatures à disposition font douter de l’existence même de ces constructions : elles sont au mieux signalées, voire rangées dans le lot des curiosités inclassables, au pire exclues de l’analyse. Leurs caractéristiques syntaxiques et sémantiques expliquent en partie cette marginalisation (Corminboeuf 2009). Par exemple, Montolío-Durán (1999 : 3696-3699) ne réserve que trois pages aux hypothétiques non marquées sur les quatre-vingts qu’elle consacre aux « conditionnelles » en espagnol (et elle ne mentionne pas la construction nominale du type 3 ou 15b).

3.1.2. Les hypothétiques non marquées questionnent en effet les rapports entre syntaxe et pragmatique, entre marqueurs morphologiques (« conjonctions ») et syntaxe, entre subordination et coordination (à leur propos, on a parlé parfois de « corrélation », réputée se situer à mi-chemin entre les deux phénomènes).

3.1.3. Les constructions non marquées sont d’ordinaire ramenées aux si-P dans la littérature sur le sujet. Par exemple, Haiman (1983) intitule « Paratactic if-clauses » son article sur les hypothétiques non marquées. L’auteur considère qu’il y a une « équivalence pragmatique » entre hypothétiques non marquées et hypothétiques marquées. Selon Declerck & Reed (2001), la construction Do that and I’ll punish you serait « équivalente » à If you do that, I’ll punish you. Chez certains auteurs, comme Culicover & Jackendoff (2005), la réduction des formes qui relèvent de la parataxe au prototype introduit par si a pour finalité de préserver la subordination, au moins au niveau « profond ». Dancygier & Sweetser (2006, chap. 9) reconduisent plus ou moins la même description pour les constructions non marquées en and et en or que pour les if-clauses. Selon les auteurs, le terme P constitue l’« arrière-plan » et le terme Q la « prédiction ». Comme chez Culicover & Jackendoff (2005), la singularité des hypothétiques non marquées n’est pas réellement reconnue.

L’extrait (17) suggère au demeurant une identité entre une structure non marquée (en italique) et les constructions introduites par si :

(17)  – Vous pouvez ne plus chanter ?
– Je ne peux plus chanter, corrigea-t-il avec bonne humeur.
– Mais vous le pourriez, chanteriez-vous ?
Il tourna vers moi un regard trouble qui pourrait signifier l’embarras ou la fatigue, peut-être l’ennui :
– Je n’aime guère vos si : ils ont l’air bêtes et désœuvrés. (des Forêts, La chambre des enfants)

Cependant, l’équivalence sémantico-pragmatique stricte entre une si-P et une hypothétique non marquée qui en constitue une glose possible doit être questionnée ; elle n’est parfois pas évidente du tout. En effet, le parallélisme est souvent loin d’être parfait entre les diverses variétés d’hypothétiques. Nombreux sont les linguistes qui soulignent qu’une paraphrase en si ne saurait être tenue pour une réplique rigoureuse du sémantisme d’une hypothétique non marquée (Davies 1979, Allaire 1982, de Cornulier 1985, Méry 1994, Corminboeuf 2009, Fortuin & Boogaart 2009, Dargnat & Jayez 2010, etc.)

3.1.4. Un schème corrélatif ? Dans le domaine francophone, l’étude d’Allaire (1982), qui ne porte pas à proprement parler sur les hypothétiques, est une des seules incursions dans le domaine de la syntaxe de ces constructions paratactiques. Dans une section intitulée Corrélation et subordination, Allaire présente ce qu’elle considère comme un unique modèle syntaxique, où deux verbes (V1 et V2) sont en relation de complémentarité mutuelle. L’auteur y voit en quelque sorte ce que l’on appellerait aujourd’hui une « Construction », au sens des Grammaires de Constructions. Le schème reposerait sur le caractère « suspensif », c’est-à-dire non asserté de V1. Marqué comme non autonome ou « incomplet », V1 convoquerait un V2 « complétif ». Les termes suspensif et complétif désignent chez l’auteur des propriétés syntaxiques : une incomplétude est saturée par la coprésence du second membre. Le schème se fonderait donc sur deux incomplétudes symétriques : Verbe suspensif V1 ↔ Verbe complétif V2. Les variétés que présente ce schème rectionnel sont résumées dans la Figure 1 :

  Enoncé suspensif Enoncé complétif Exemples
1. Négation V1 que (et) V2 L'ordre n'est pas donné que les soldats passent aux actes
2. Inversion V1 que (et) V2 A peine l'ordre est-il donné que les soldats passent aux actes
3. que V1 (subjonctif) et V2 Que l'ordre soit donné et les soldats passeront aux actes
4. V1 (impératif) et V2 Donnez un ordre et les soldats passeront aux actes
5. N ØV1 et V2 Un ordre et les soldats passeront aux actes

Figure I: Le schème corrélatif d'Allaire (1982)

Les éléments soulignés en italique dans les exemples du tableau sont les indices corrélatifs. Les schémas 2. à 5. relèvent en propre du domaine de l’hypothèse.

L’approche d’Allaire comporte cependant une limitation gênante. En l’absence de marques attestant la relation de solidarité, on sort du schéma corrélatif. Allaire parle alors d’enchaînement « rhétorique » pour (18a), par opposition à la corrélative (18b) – qui présente deux corrélatifs (l’inversion du sujet clitique et que) :

(18)  (a) Une affaire est réglée, une autre surgit. (cité par Allaire)
(b) Une affaire est-elle réglée qu’une autre surgit. (ibid.)

Une grande partie des constructions à valeur hypothétique n’entre ainsi pas dans le « schème corrélatif », dans la mesure où elles ne présentent pas à la fois une marque « suspensive » et une marque « complétive ». Par exemple, les enchaînements regroupés sous (19) seraient rejetés hors du « schème corrélatif » et versés par l’auteur dans le lot des relations « rhétoriques » :

(19)  (a) remarque c’est vrai que euh tu sais pas lire tu sais rien faire quoi (oral, pfc)
(b) envie de partir ? suivez l’agenda du week-end avec Ibis (oral tv, publicité)

Cette opposition entre les classes de constructions qui relèvent de la corrélation et les classes de constructions qui n’actualiseraient qu’un lien rhétorique entre les deux membres de la construction paraît une solution ad hoc. Par ailleurs, nulle trace de la variante de forme assertive (exemple 5, 12, 16) du type Un ordre est donné (et) les soldats passeront aux actes. Cette forme est pourtant très proche des variantes 2. à 5. consignées dans le tableau d’Allaire.

3.1.5. Un phénomène de mismatch ? Les recherches de Culicover (1972) et de Culicover & Jackendoff (2005) sur l’anglais posent la question de la facture syntaxique de constructions comme (20) et (21) :

(20)  One more can of beer and I’m leaving. (cité par Culicover & Jackendoff)

(21)  You drink another can of beer and I’m leaving. (= If you drink another can of beer, I’m leaving)
(cité par Culicover & Jackendoff ; la glose est due aux auteurs)

Le membre introductif fonctionnerait sémantiquement comme une P subordonnée en if. Autrement dit, one more can of beer serait une P « principale » en syntaxe, mais serait la « subordonnée » en sémantique. Le statut exact de cette « subordination implicite » reste peu clair. Culicover & Jackendoff (2005) analysent une série de constructions qui se singulariseraient par le fait qu’il y a absence de correspondance (mismatch) entre les structures syntaxique et conceptuelle (cf. leur chapitre Semantic Subordination despite Syntactic Coordination). Pour Culicover & Jackendoff, une hypothétique non marquée serait une structure en if coordonnée en surface. L’analyse des auteurs est très différente de celle d’Allaire qui y voit une relation de subordination bilatérale (une « solidarité » entre les deux membres).

3.1.6. Bilan. Les configurations non marquées reçoivent rarement une analyse syntaxique qui ne les rétrograde pas au rang d’exceptions curieuses. Lorsque ces constructions ont le statut d’objets d’analyse légitimes, elles sont généralement ramenées, de manière discutable, aux si-constructions. Mis à part l’approche macro-syntaxique de Corminboeuf (2009) – dont le travail visait précisément à remédier à cette lacune – il y a peu d’études disponibles dans la littérature scientifique sur la syntaxe des hypothétiques non marquées. Le traitement syntaxique qu’il convient de leur réserver est encore actuellement sujet à discussion, comme l’atteste l’étude de Roig & Van Raemdonck (2017).


3.2. Analyses sémantiques, pragmatiques et discursives.

Les modalités de l’émergence de l’interprétation hypothétique, ainsi que les indices qui régentent la construction de cette inférence sont résumées sommairement ci-dessous.

[1] Les structures nominales.

La construction présente dans son terme frontal un SN indéfini à interprétation non spécifique, qui nomme un procès :

(22)  On le comprend alors : Bakary Sangaré, le Malien, est d’une espèce inflammable. Un contact et le voilà chauffé jusqu’à l’incandescence, qui chante d’une voix burinée son histoire. (presse écrite)

L’interprétation hypothétique consiste en une opération inférentielle à partir d’indices sémantiques sous-spécifiés. Les plus importants sont :

1) la lecture non spécifique (Corblin 1987) du SN : n’importe quelle valeur individuelle prise sur une classe vérifierait le prédicat. Pour (22), une question du genre Quel contact ? est exclue, ce qui confirme la valeur non spécifique du SN. La construction de la valeur hypothétique semble aller de pair avec l’extraction d’un objet qui comporte un degré de détermination quelconque, dénotant par conséquent une pure virtualité référentielle ;

2) le procès de changement de degré sur une échelle : l’échelle est celle de l’accomplissement d’un fait et c’est cela qui peut être interprété comme hypothétique. Le SN indéfini est en effet accompagné d’un quantifieur – signifiant une quantité faible (seule dans 3, de trop dans 15b) – qui renvoie à une échelle graduée.

Travaux sur ces constructions : sur l’anglais, Culicover (1972) et Culicover & Jackendoff (2005), avec un accent sur les aspects syntaxiques. Sur le français, Allaire (1982), Corminboeuf (2009-chap. 6, 2010, 2011) sur les aspects syntaxiques et sémantico-pragmatiques, Roig & Van Raemdonck (2017) sur les propriétés syntaxiques.

[2] Les constructions assertives (à l’indicatif ou au conditionnel).

La clé principale favorisant une lecture hypothétique est la non pertinence pragmatique de l’assertion P (et/ou Q) considérée isolément :

(23)  tu bouges un peu le volant t’es dedans (oral, à propos d’un garage trop étroit)

L’assertion tu bouges un peu le volant ne peut pas être tenue pour vraie dans la situation de parole : il est publiquement valide que le contenu de l’énonciation frontale va à l’encontre des données d’expérience partagées par le locuteur et l’allocutaire. Rien n’autorise en effet sa validation, puisque dans la situation, l’allocutaire n’a pas un volant en mains. La construction de l’inférence est déclenchée par la concurrence entre deux sources d’information incompatibles : l’une linguistique – un état-de-choses est dénoté par P –, l’autre extra-linguistique – les données de l’expérience contredisent la validité de l’état-de-choses ainsi dénoté. En privilégiant une source d’information, l’autre est rejetée dans un espace modal distinct du système de repérage dans lequel s’inscrit l’énonciation en cours. On ne peut pas remonter de ce que le locuteur dit (tu bouges un peu le volant) aux conditions qui lui permettraient de prendre en charge ce qu’il dit hic et nunc (le fait p.ex. que l’allocutaire soit installé au volant d’un véhicule). Ces assertions constituent des anomalies pragmatiques (délibérées) résolues par l’élaboration d’un espace fictif.

Travaux sur ces constructions : l’étude typologique de Haiman (1983). Sur l’anglais oral, Thumm (2000), sur l’anglais écrit, Trévise & Constant (2007). Sur le français, Choi-Jonin (2005) et Choi-Jonin & Delais-Roussarie (2006) à propos de l’interface syntaxe-prosodie, Corminboeuf (2008, 2009-chap. 7) pour une approche pragma-syntaxique.

[3] Les constructions au subjonctif.

La que-P fonctionne là également comme une énonciation syntaxiquement autonome :

(24)  Chaque objet, chaque image, chaque pièce, est une lampe d’Aladin : qu’on frotte, et un souvenir jaillit. (presse écrite)

Le constituant que-P est le nom d’un fait considéré sans point de vue sur lui, en attente d’une prise en charge, qui joue le rôle d’une variable cursive sur toutes les valeurs modales (certain, douteux, projeté, etc.) Non affecté par les modalités, privé de spécification, ce fait est rejeté hors du référentiel de l’énonciation en cours. C’est cette neutralisation du paradigme des modalités que réalise le subjonctif qui fonde la valeur hypothétique.

Travaux sur ces constructions : Allaire (1996), Corminboeuf (2007, 2009-chap. 6).

[4] Les constructions à l’impératif.

Les enchaînements binaires préfacés par une forme verbale à l’impératif déclenchent une lecture hypothétique du fait que le contenu du terme P n’est pas – pour différentes raisons – interprété comme un ordre sincère :

(25)  (a) Soyez malade, et je viendrai. (Guérin, Frantext)

(b) C’est dingue, ça, je n’avais pas fait attention à ce point fondamental : il n’y a pas de blonds chez les Japonais. Faites un gag de blondes à un Japonais : il sourit poliment. (presse écrite)

(c) Le sertão – dit-on – mettez-vous en tête de le chercher, vous ne le trouverez jamais. (Guimarães Rosa, Diadorim)

(d) La réplique précédée de non est-elle vraiment polémique ? Ôtons le non, personne n’y verrait une négation polémique. (…) Enlevons le non, tout le monde parlerait de négation descriptive. (…) Supprimons mais et l’incise, voilà encore un exemple apparemment sans équivoque de négation descriptive. (discours scientifique)

(e) Cottard, docile, avait dit à la Patronne : « Bouleversez-vous comme ça et vous me ferez demain trente-neuf de fièvre ». (Proust, Sodome et Gomorrhe)

Les constructions à l’impératif sont fondamentalement ambiguës : ce sont les indices linguistiques et contextuels à disposition qui les font basculer du côté de l’hypothèse ou de la jussion. Les indices favorisant la lecture hypothétique sont : la présence d’un verbe statif (25a), le fait que le verbe ne réfère pas à un instant spécifique de la réalité ou à un événement présent (25b), le statut générique du « sujet » (25c, cf. dit-on), le fait que la « cible » de l’impératif n’est pas l’allocutaire (25d), ou encore le fait que l’événement auquel réfère P échappe au contrôle de l’allocutaire (25e). La présence de deux ou trois enchaînements successifs – numérotés dans (26) – constitue également un contexte favorisant la lecture hypothétique :

(26)  En ce qui touche Claire, sa fiancée, Ferdinand est inabordable. [1] Parlez de Claire avec faveur, et Ferdinand est jaloux. [2] Critiquez tant soit peu Claire, et Ferdinand sera furieux. [3] Ne dites rien de Claire, et vous verrez un Ferdinand vexé qui ne souffre pas l’indifférence à la vue d’une question telle. (Duhamel, Vue de la terre promise)

Dans le même esprit que Clark (1993), Franke (2005) propose une opposition à quatre termes (fondée sur le concept de « désirabilité »), qui est assez caractéristique de ce que l’on trouve dans la littérature scientifique :

(α) Le locuteur veut que l’allocutaire accomplisse l’ordre P. L’allocutaire désire que Q se passe :
Ferme la fenêtre et je t’embrasse.

(β) Le locuteur veut que l’allocutaire accomplisse l’ordre P. L’allocutaire ne désire pas que Q se passe :
Ferme la fenêtre ou je te tue.

(γ) Le locuteur ne veut pas que l’allocutaire accomplisse l’ordre P. L’allocutaire ne désire pas que Q se passe :
Ferme la fenêtre et je te tue.

(δ) Le locuteur ne veut pas que l’allocutaire accomplisse l’ordre P. L’allocutaire désire que Q se passe :
??Ferme la fenêtre ou je t’embrasse.

Le scénario (γ) est univoquement hypothétique, alors que les configurations du type (α) – beaucoup mieux représentées – admettent à la fois une interprétation directive et une interprétation hypothétique. Les and-constructions et les or-constructions reçoivent généralement un traitement séparé. Les constructions articulées par ou sont réputées avoir une valeur injonctive univoque (et non hypothétique). Nous laissons ce point de côté (cf. Corminboeuf 2009 : 237-241).

Dans la littérature scientifique sur les « impératifs conditionnels », il y a le postulat d’une correspondance stricte entre une forme verbale à l’impératif et une force illocutoire directive (tout impératif serait injonctif). Essentiellement deux options descriptives – en rapport direct avec le postulat exposé ci-dessus – sont attestées pour rendre compte des impératifs hypothétiques :

1) Considérer que ce sont des impératifs « authentiques » pourvus de leur force illocutoire (van der Auwera 1986, Franke 2005). Les emplois non injonctifs sont alors ramenés à des ‘exploitations rhétoriques’ ou à des phénomènes de figuration. Il est alors question d’impératifs « non prototypiques », de « pseudo-impératifs » ou d’« impératifs défectifs », ce qui revient à les traiter comme des structures marginales.

2) Considérer que ce ne sont pas des impératifs, du moins une partie d’entre eux (Hamblin 1987, Clark 1993). Souscrivant également à l’équation {impératif = injonction}, des auteurs comme Hamblin et Clark sont amenés à conclure que les « impératifs conditionnels » ne sont pas des impératifs – autre manière de marginaliser ces constructions. Ce postulat 2) est formulé à propos des données de l’anglais. Pour le français, la forme morphologique montre que ce sont sans aucun doute des impératifs (Jespersen 1971, de Cornulier 1985).

Il reste que ces formes à l’impératif questionnent fondamentalement le concept d’illocutoire. Certains auteurs (Confais 1990, Paillard 2008) prennent le contre-pied des analyses illocutoires dominantes, en soulignant les limitations liées à cette notion et en proposant des solutions pour s’en affranchir :

la phrase impérative n’est jamais explicitement injonctive, c’est-à-dire que l’énoncé IMPER ne se présente jamais de par sa forme comme visant à effectuer un acte illocutoire d’injonction. (Confais, 1990 : 100)

L’étude des constructions introduites par un verbe à l’impératif est très bien documentée en anglais, surtout dans le domaine de la logique et de la sémantique formelle. Travaux sur ces constructions : sur l’anglais, Jespersen (1971 : 449-450), Bolinger (1977), Davies (1979), van der Auwera (1986), Clark (1993), Franke (2005), Takahashi (2006). Sur le russe, Paillard (2008), sur le néerlandais et le russe, Fortuin & Boogaart (2009). Sur le français, de Cornulier (1985 : 143-152), Dargnat (2008), Corminboeuf (2009-chap. 8).

[5] Les constructions pseudo-interrogatives (inversées ou non).

La parenté entre question totale et « condition » a souvent été relevée pour un très grand nombre de langues (Haiman 1978, Martin 1983, B. Caron 2006, Creissels 2006). L’explication habituelle de cette proximité formelle consiste à dire que la question et la « condition » ont en commun de ne pas être assertées. Au moins depuis les travaux de Jespersen, les hypothétiques inversées sont le plus souvent considérées comme des structures dialogiques qui se seraient « grammaticalisées » (Sandfeld 1965, Chuquet 1993, Leuschner 1998). Les configurations comme (27) qui comportent un genre de question alternative monologique suivie d’un enchaînement sur le versant positif (si oui) de cette question constituent un argument en faveur de cette analyse :

(27)  Vous ai-je fait des reproches ? Si oui, oubliez-les. (Montherlant, Frantext)

Mais il existe plusieurs constructions en concurrence, avec des variations formelles importantes. Ainsi, la construction verbale tensée inscrite dans le membre P peut être une « question intonative » (sans inversion) comme en (28a) ou une question avec inversion du pronom clitique sujet, comme en (28b) :

(28)  (a) Votre voisin se lève tard ? Dénoncez-le sur delation-gouv.fr (presse écrite, titre)

(b) M. Astley nous rencontre souvent à la promenade, il se découvre et passe, bien qu’il meure, cela va sans dire, du désir de se joindre à nous. L’invite-t-on, il refuse aussitôt. (Dostoïevski, Le joueur)

Bien que Renchon (1967) mentionne l’exemple suivant, la forme avec est-ce que est rarissime :

(c) Si j’ouvre la fenêtre, il la ferme. Est-ce que je la ferme ? il l’ouvre.

Comme pour les si-P, il existe des structures Q P, mais ce cas de figure n’est, lui aussi, que très exceptionnellement attesté :

(29)  (...) Mémoires [de G. Debord] était initialement muni d’une couverture faite d’une feuille de papier de verre, vierge : de quoi écorcher les mains indélicates et plus encore décaper tout voisin potentiel en bibliothèque, serait-il l’un des classiques abondamment pillés par l’auteur. (La quinzaine littéraire, juin 2004)

Les autres hypothétiques non marquées ne présentent jamais cette permutation des membres P et Q.

Les pseudo-interrogatives posent des problèmes délicats de description syntaxique. Des auteurs associent l’inversion de pronom clitique sujet à la subordination (Rebuschi 2001), d’autres pas (Muller 1996). Certaines structures semblent se comporter comme des périodes binaires (ex. 28a), c’est-à-dire qu’elles consistent en deux segments autonomes au plan syntaxique. D’autres sont ressenties comme très grammaticalisées, la partie P entretenant un rapport de solidarité syntaxique avec la partie Q. C’est le cas des constructions articulées par que (30a) et des termes P qui contiennent une forme verbale au subjonctif imparfait ou plus-que-parfait (30b) :

(30)  (a) Malheur au guide dont le groupe comporte des quand-j’y-étais ! Les quand-j’y-étais sont déjà venus à Paris, ils craignent plus que tout que le groupe l’oublie. [1] Commente-t-on les Champs-Élysées qu’ils tiennent à mentionner à voix haute que l’on aperçoit l’arc de Triomphe, et qu’ils en ont bavé les six cents marches (plus de deux cent quatre-vingts en réalité). [2] Décrit-on la rosace nord de Notre-Dame qu’ils donnent une conférence sur le vitrail de la « Genèse » à la Sainte-Chapelle ; [3] raconte-t-on l’histoire des « Esclaves » de Michel-Ange qu’ils dévoilent déjà les mystères de « La Joconde ». (presse écrite)

(b) Mais cette manœuvre n’éteindra pas les lumières de la culture et de la tradition française, et, dussions-nous périr sous le couteau des brutes avinées, nous les défendrons jusqu’à la dernière goutte de notre sang. (Barjavel, Ravage)

Un grand nombre de structures se trouvent en situation de métanalyse, hésitant entre ces deux statuts syntaxiques (micro- et macro-syntaxique) : c’est le cas de (28b) supra.

Dans ces configurations pseudo-interrogatives, comment infère-t-on la modalité hypothétique ? On peut penser que d’une question totale p ? (l’invite-t-on, dans 28b) on infère des préalables nécessaires de la question comme « il est possible qu’on l’invite » et « il est possible qu’on ne l’invite pas ». Cependant, dans ces constructions, ce n’est pas le fait p (l’invitation adressée à M. Astley) qui est tenu pour fictif, mais le cadre (cf. ‘plaçons-nous dans un espace modal où on peut asserter p’). L’opération inférentielle réalise donc le passage d’un implicite de la question totale « il est possible que p » à un ouvreur d’univers « faisons comme si p ».

Travaux sur ces constructions : sur l’anglais, Chuquet (1993) et Méry (1994) ; sur l’anglais, l’allemand, et le hollandais, Leuschner (1998, 2006), Van den Nest (2010). Sur le français, Béguelin & Corminboeuf (2005), Corminboeuf (2009-chap. 9).


3.3. Autres études

Études diachroniques. Leuschner (2006) et Van den Nest (2010) à propos des hypothétiques inversées dans les langues germaniques.

Étude contrastive. Rocq-Migette (1997) pour une comparaison succincte de quelques hypothétiques non marquées en français et en anglais.

Études typologiques. Haiman (1983, 1986) pour la démonstration empirique que dans nombre de langues typologiquement différentes les structures morpho-syntaxiquement coordonnées p (and) q peuvent assumer une fonction sémantique de conditionnelle. Les hypothétiques non marquées ne sont ni des constructions caractéristiques du français, ni même une particularité des langues indo-européennes.

 


4. LES DONNÉES


Les constructions non marquées doivent le plus souvent être collectées à la main et sont beaucoup moins nombreuses que les constructions marquées par si. On ne dispose pas d’un corpus d’hypothétiques non marquées en français parlé – aligné texte-son –, même de taille moyenne (par exemple 500 occurrences), qui permettrait par exemple de faire des analyses prosodiques rigoureuses.

 


5. VARIATIONS


5.1. « Distance communicative » (Koch & Oesterreicher 2001).

Le nombre d’occurrences d’hypothétiques non marquées est partiellement fonction du médium. Les constructions au subjonctif, celles à l’impératif et les pseudo-interrogatives (surtout celles avec inversion de clitique) sont des constructions essentiellement attestées à l’écrit. Les structures nominales sont représentées aussi bien à l’oral qu’à l’écrit. Les P assertives semblent pour leur part être les plus communes à l’oral en français.

Le genre discursif a également une influence sur la répartition quantitative de ces variantes d’hypothétiques non marquées. Les structures avec un terme frontal de forme interrogative mais non inversé sont bien représentées dans la publicité (exemple 19b). Cela s’explique peut-être par le fait que le premier membre peut s’interpréter comme une demande de confirmation (« P, c’est bien ça ? »), qui revient à présupposer un désir, un besoin ou une attente chez l’allocutaire-client. Dans l’oral narratif (type ‘récit de vie’) il y a semble-t-il peu d’hypothétiques non marquées, mis à part les assertives (par exemple dans la base Ofrom). Dans un corpus de 100 heures d’interactions verbales en anglais de Grande-Bretagne et des Etats-Unis, Thumm (2000) a repéré 159 exemples d’hypothétiques non marquées (surtout des P assertives et des P à l’impératif).

5.2. Présence / absence de et dans les hypothétiques non marquées.

Le connecteur et est très rarement attesté dans les pseudo-interrogatives (où on a plutôt que), et moins courant que la version asyndétique dans les constructions assertives. En revanche, les structures nominales à l’oral sont presque systématiquement articulées par et. Enfin, dans les constructions au subjonctif et à l’impératif, la répartition est assez équilibrée entre les exemples asyndétiques et syndétiques. Par exemple, le corpus de constructions à l’impératif de Corminboeuf (2009) compte 40% d’exemples avec et, et 60% sans le connecteur. Les études sur l’anglais parlent de « and-constructions », mais pour le français (écrit du moins), une telle étiquette est problématique, puisque, pour les constructions assertives et à l’impératif, plus de la moitié des exemples réunis n’ont pas de et au début du membre Q. L’omission de and semble être assez rare en anglais, mais Bolinger (1977 : 158sq) signale pourtant, exemples à l’appui, que le procédé est possible. Au reste, les constructions asyndétiques sont bien attestées dans le corpus d’oral spontané de Thumm (2000) où seulement la moitié des structures comporte un relateur or ou and entre P et Q.

5.3. Variation diatopique et archaïsmes.

En français du Canada, il existe des structures hypothétiques préfacées par une forme à l’infinitif (Martineau & Motapanyane 1995) :

(31)  Je vas dire comme ma belle-mère, l’amener à l’hôpital, dans une semaine, on l’enterre. (cité par Martineau & Motapanyane)

Dans les patois du Valais (Suisse), on rencontre les variantes suivantes : Si j’eusse… elle n’aurait… ; J’eusse… elle n’aurait… ; Si j’avais… elle n’aurait… ; Si on aurait… elle n’aurait… :

Le modèle majoritaire, c’est l’emploi du subjonctif plus-que-parfait dans la protase, associé au conditionnel passé dans l’apodose, sans conjonction de subordination. Cette structure syntaxique, bien représentée en italien, est également attestée en français classique et préclassique, mais sortie de l’usage en français parlé moderne, suite à la disparition du plus-que-parfait du subjonctif. Ainsi, l’informatrice d’Arbaz formule sa réponse [en patois] comme suit : J’eusse envoyé loin la chèvre du jardin, elle n’aurait pas mangé les laitues. (adaptation en français) » (Diémoz & Kristol 2007).

Certaines hypothétiques inversées au subjonctif du type (32) font figure d’archaïsme :

(32)  Eussé-je eu quarante ans de moins que ce plaisant petit blondin fût entré sous mes lois et que je l’eusse assez bien servi pour qu’il y demeurât longtemps. (Chandernagor, Frantext)

5.4. Raretés.

Sont très rares :

- Les structures nominales sans et (mis à part avec un peu plus. Ex. Un peu plus, je ratais le train).

- Les hypothétiques inversées articulées par et comme (33) :

(33)  « Il n’y a jamais eu de bagarre ici ». La tension monte-t-elle à une table, et sa voix de velours suffit à l’apaiser. (presse écrite)

- Les constructions à l’impératif articulées par que comme (34) :

(34)  Comme après avoir bouffé un roudoudou ou une boule à cinq, Yann Zitouni a la langue qui colle. Tendez-y votre oreille qu’elle restera scotchée. Au moins pendant une heure, de 19h à 20h, horaire auquel, du lundi au vendredi, l’animateur de la Radio télévision suisse (RTS) présente Paradiso, sur la Première, une émission consacrée à la musique sous toutes ses formes ou presque. (presse écrite)

 


6. BILAN.


6.1. Rentabilité des notions.

Notions rentables (ou qui pourraient l’être) :

Espace mental, cadre de discours
Construction
Macro-syntaxe
Modalité

Concepts moins rentables (contribuent à la promotion du prototype) :

Condition suffisante
Subordination sémantique

6.2. Etudes à faire.

- Étude des interactions entre la « construction » (au sens des Grammaires de Constructions) et ses réalisations lexicales (schémas lexicaux et types de prédicats récurrents).

- Analyses intonatives, par exemple des constructions nominales et assertives. La prosodie est-elle différente quand la construction est juxtaposée et quand elle est au contraire articulée par et ? Selon Choi-Jonin & Delais-Roussarie (2006), la prosodie des constructions en asyndète n’est pas clairement marquée, mais leur étude portait sur un nombre restreint d’occurrences.

- Description des différences entre les diverses structures hypothétiques, qui ne sont pas interchangeables. Par exemple, les P au subjonctif et les P à l’impératif ne peuvent pas endosser une valeur « contrefactuelle », au contraire des autres sous-classes d’hypothétiques. Si les différents types de structures présentent un « air de famille », elles ne sont pas des équivalents au niveau sémantico-pragmatique. Or, dans la littérature scientifique, les parataxes tendent à être ramenées aux constructions en si aussi bien au plan syntaxique – elles sont décrites dans le cadre de la subordination –, que sémantique – elles sont assimilées à la condition suffisante ou elles sont traduites par des si-P. Il s’agirait notamment de questionner le postulat de de Vogüé (2001 : 10) : « Quelle que soit la construction considérée, si peut s’y substituer, et paraît suffisamment malléable pour rendre toutes les nuances ».

- Comparaison avec les autres constructions non marquées (causales, oppositives, temporelles), avec en arrière-plan la question peu étudiée des « Relations de discours » implicites (en particulier à l’oral). Même si des corpus comme Annodis (http://redac.univ-tlse2.fr/corpus/annodis/) sont annotés en relations de discours implicites – rendant ainsi possible leur extraction et leur analyse à plus grande échelle –, leur fonctionnement à l’oral reste fortement méconnu.

- Rapport entre indéfinitude et hypothèse. Dans quelle mesure l’indéfinition favorise-t-elle l’émergence de procès virtualisants ? On peut penser aux SN indéfinis, aux pronoms de dialogue cursifs (tu, vous), au pronom on dans les P assertives ou au pronom nul de l’impératif, mais aussi aux proverbes introduits par la variable qui (qui dort dîne).



7. Annexe : références citées.



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